lettre ouverte âge osseux
Mesdames, Messieurs,
Responsables des Corps Académiques Universitaires,
Responsables des Hôpitaux,
Responsables de l’Ordre des Médecins,
Responsables du comité consultatif de bioéthique de Belgique,
Nous, membres du corps médical, vous sollicitons afin de mettre fin à la participation des candidats médecins spécialistes aux pratiques d’interprétation d’âges osseux, estimant que, scientifiquement, éthiquement et juridiquement cette pratique pose problème.
ll est régulièrement demandé aux médecins radiologues de garde (pour la plupart en cours de formation) de plusieurs hôpitaux de réaliser des déterminations d’âges osseux. Cet examen vise à orienter le mineur étranger non accompagné (MENA) vers le juge d’instruction ou le juge de la jeunesse. Cette détermination d’âge osseux est une pratique selon laquelle, sur base d’un examen radiographique, un radiologue tente de déterminer l’âge chronologique d’un patient. La loi-programme du 24 décembre 2002 - Titre XIII - Chapitre VI : Tutelle des mineurs étrangers non accompagnés (ci-après, loi-programme) encadre les conditions de détermination d’âges osseux pour le jeune qui se déclare MENA auprès du service des Tutelles dans le cadre d’une procédure de demande d’asile. Cependant les individus pour lesquels les radiologues de garde sont sollicités sont souvent des MENA faisant face à une procédure pénale, i.e. non encore inclus dans un processus de demande d’asile et non encore accompagnés par le service des tutelles pour lesquels, il n’existe pas de texte de loi encadrant la pratique de ces âges osseux dans ce contexte d’urgence, en conséquence les recommandations de la loi-programme sont utilisées par défaut.
Dans cette procédure pénale, au lieu du triple test (clavicule, poignet, dents) utilisé normalement par le service des tutelles, une simple radiographie de poignet est effectuée sous réquisitoire du Parquet.
La méthode utilisée est l’estimation d’un âge chronologique sur base de tables de maturation de l'atlas de Greulich et Pyle, qui après avoir étudié une population américaine d’une centaine d’individus, de 1931 à 1942, blancs et aisés, établissent des stades de progression de fusion des cartilages permettant de déterminer un âge osseux. Greulich et Pyle fournissent cet atlas à visée médicale dans la mise au point des patients souffrant de retard de croissance afin de déterminer leur âge osseux. Cet atlas est utilisé afin de déterminer un âge osseux et de le comparer à un âge chronologique connu en vue de diagnostiquer un éventuel retard de croissance. Cet atlas n’a donc pas été établi et étudié pour définir, à partir d’un âge osseux, l’âge chronologique réel, il s’agit d’un détournement de la méthode à visée juridique, dont la validité scientifique n'a pas été prouvée. De même, son application à une population d’étude totalement différente de la population d’origine (les MENA étant le plus souvent non-blancs et issus de milieux socio-économiques différents de la population étudiée) est contraire aux règles de bonne pratique scientifique. La société européenne de radiologie pédiatrique ne recommande pas l’utilisation de l’âge osseux comme méthode de détermination de l’âge chronologique car la maturation osseuse est dépendante de l’ethnicité, des conditions sociales, médicales, de stress et d’alimentation. De plus, l'académie de médecine nationale estime que ”Trop souvent, par exemple l’âge d'un individu n’est estimé qu’à partir de la radiographie du poignet, ce qui bien sûr suscite des doutes sur la technique d'estimation de l’âge et sa valeur.”, or c’est justement cette méthode qui est utilisée par les assistants de radiologie lors de réalisation d’âge osseux en garde.
L'interprétation de ces âges osseux est faite de plus par des médecins spécialistes en formation, qui n’ont reçu aucune formation spécifique en ce sens et à qui l’on impose la responsabilité légale de cette détermination.. Vu les conséquences en termes légaux et de droits humains pour les individus concernés, il nous semble dangereux de laisser cette responsabilité à des candidats spécialistes. Preuve en est que lorsque ces tests osseux sont demandés par le service des tutelles, ils sont réalisés dans seulement quelques hôpitaux spécialisés (KUL, NOH, Bruges, Anvers) dans cette pratique, et il s’agit d’un triple test (poignet, dents, clavicule).
De plus, d’un point de vue éthique, aucun avis pour l’instant n’a été sollicité au comité consultatif de bioéthique de Belgique. Etant donné que la pratique de ces âges osseux n’est pas encadrée par une loi spécifiée, le contrôle de la réalisation de ceux-ci dans des conditions respectant les droits des patients et le droit à la dignité humaine n’est pas assuré.
Cette pratique enfreint les 4 grands principes d’éthique médicale que sont l’autonomie du patient, la bienfaisance envers celui-ci, la non malfaisance et la justice distributive.
Concernant l’autonomie, nous estimons que pour pouvoir respecter celle-ci au mieux dans le contexte de patient amené à la garde aux urgences pour un tel examen, il serait nécessaire de s’assurer au minimum du respect de la loi-programme prévoyant un accompagnement par le service des Tutelles et un interprète au besoin, de même qu’un respect total de la loi relative aux droits du patient concernant le consentement éclairé dudit patient sur l’examen à réaliser. Celui ci n’est que trop souvent oublié dans la pratique quotidienne au vu de la méconnaissance du corps médical des droits du patient amené par la police.
Un candidat spécialiste qui procède à ce test devient, dès lors, complice d’une pratique dont la mise en œuvre est totalement illégale et en désaccord avec les droits fondamentaux des patients.
La bienfaisance qui devrait être appliquée envers chaque patient est elle annihilée par la pratique même de l’âge osseux. En effet, d’un point de vue médical, cette pratique n’est nullement nécessaire et n’apporte aucun bénéfice à la santé du MENA. La nécessité de déterminer l’âge d’un patient pour des besoins juridique ne peut s’apparenter à une pathologie requérant une prise en charge médicale et encore moins dans un contexte d’urgence.
Le principe de non malfaisance est lui aussi bafoué par l’irradiation, bien que mineure, à laquelle est soumise sans aucune justification médicale le patient. De plus, la violence psychologique de la procédure nous fait craindre une rupture de confiance entre le MENA et le corps médical, et met à mal la santé déjà fragile de celui-ci en limitant par la suite son accès aux soins par la crainte engendrée par cette pratique.
De plus, cette pratique va à l’encontre de tout ce qui est mis en place en terme de justice distributive dans les soins de santé puisqu’elle fait appel à des ressources déjà limitées pour la prise en charge de pathologies urgentes.
L’aivs de l’ordre des médecins de 2010 plaide en ce sens: “Le rôle des médecins travaillant au service des urgences est de vérifier si une personne nécessite des soins urgents et, dans l'affirmative, d'apporter les soins adéquats.[...]Vis-à-vis d'une personne amenée au service des urgences par la police, le médecin assumera sa fonction axée sur les soins et s'assurera de la nécessite éventuelle de donner des soins urgents. Un médecin traitant ne peut prêter son concours à une mesure coercitive ou disciplinaire à l'égard de son patient pour qui il est une personne de confiance nécessaire.”
En conséquence, il est juste d’estimer qu’aux urgences, qui plus est en horaire de garde, il est difficile de soigner et d’exercer cette fonction d’expertise médicale requise pour les âges osseux. Cette mission est rendue encore moins légitime par le fait que les soignants ne sont pas formés à cette expertise et que les outils mis à leur disposition ne sont pas validés scientifiquement.
L’usage abusif du service d’urgence pour réaliser cette pratique, fait écho à une phrase dite lors d’un avis du comité consultatif de bioéthique belge concernant le traitement et l’hospitalisation sous la contrainte: “ la relation, la pratique et l’institution médicales risquent d’être purement et simplement instrumentalisées par le pouvoir social au profit d’objectifs d’ordre public ou de sécurité, et détournées ainsi de leur fonction constitutive, qui est de soigner chaque patient avant tout pour son propre bien”
Enfin, le cadre légal de cette pratique est lui aussi questionnable. En effet, cet examen est effectué sur simple réquisitoire sans précisions sur l’examen et les conditions de celui-ci contrairement par exemple à la détermination d’une alcoolémie où les conditions de l’expertise médicale sont fixées par arrêté royal. Cela mène à des pratiques non encadrées, non contrôlées, non analysées, sans respect du code déontologique, de la loi-programme, ou des différents avis émis par l’ordre des médecins.
La loi-programme prévoit que toute autorité qui a connaissance de la présence sur le territoire d’un MENA devra en informer immédiatement le service des Tutelles. Or dans la pratique, ces jeunes qui sont amenés dans le cadre de détermination d’âges osseux, ne sont jamais accompagnés du service des Tutelles en première intention et seront signalés par la suite de manière aléatoire par la Police, le Parquet ou le Juge qui aura été saisi.
Les observations du conseil de l’ordre des médecins, déjà interpellé à ce sujet, renforce nos constats sur la situation. Il déclare que: “L'interprétation d'une radiographie n'est pas une méthode infaillible pour déterminer l'âge d'une personne. Cette interprétation requiert une expertise spécifique” ; “L'exposition aux rayons ionisants n'est justifiée éthiquement que si elle offre plus d'avantages que d'inconvénients.” ; “L'examinateur doit disposer du temps nécessaire et des conditions propices à la réalisation d'un test de qualité.” “Le médecin chargé d'évaluer l'âge d'une personne doit avoir une compétence professionnelle suffisante dans le domaine soumis à son appréciation et garder son indépendance et sa pleine liberté professionnelle.”
Nous rappelons également que cette même loi-programme spécifie que “Si le test médical établit que l'intéressé est âgé de plus de 18 ans, la prise en charge par le service des Tutelles prendra fin de plein droit.” En d’autres termes, cela implique que si l’âge majeur du patient est confirmé, la protection dont il est supposé bénéficier en tant que mineur, s’arrête. Il sera dès lors exposé à des conséquences et sanctions pénales bien plus lourdes, à savoir une détention en prison pour adultes. Or, aucun candidat spécialiste n’est correctement informé par les autorités de l'hôpital et académiques sur ces conséquences immédiates pour le patient.
De plus en 2013, le Parlement Européen déplorait déjà l’usage des tests osseux, en nous rappelant qu’ “ au sein de l'Union européenne, les mineurs non accompagnés sont souvent traités par les autorités comme des délinquants ayant violé la législation en matière d'immigration et non pas en tant que sujets de droits qui découlent de leur âge et de leur état” et que les techniques dites “médicales” sont inadaptées, traumatisantes, invasives et ne devraient être utilisées que lorsque les autres méthodes de détermination d’âge ont échoué”.
A la lumière de l’ensemble de ces éléments factuels, nous demandons l’arrêt de la réalisation des âges osseux par les candidats spécialistes en radiologie et ce au moins jusqu’à ce que le comité consultatif de bioéthique statue sur la question de la légitimité ce ceux-ci appliqué à la question des MENA. Il s’agirait d'évaluer la nécessité de cette pratique, d’en déterminer le cadre légal et les acteurs habilités, et de fournir des moyens adéquats et validés pour sa réalisation .
Nous terminerons cette lettre en nous adressant aux médecins radiologues, pédiatres et urgentistes, accomplis ou en cours de formation, aux infirmiers des urgences, de radiologie, aux techniciens radio. Nous vous appuierons dans toute démarche pour défendre vos droits de respect d’une médecine en accord avec vos valeurs, et une éthique médicale respectant les droits humains, plus particulièrement les droits fondamentaux des enfants.
Cette requête s’inscrit dans une vision globale éthique de condamnation de l’utilisation de l’âge osseux comme méthode de détermination de l’âge des MENA.
Virginie Cordemans, Juliette Coryn, Sakina Moussaddykine, Maïa Nuñez.
signataires de la lettre seront les signataires de cette pétition Contacter l'auteur de la pétition