Je reproduis ici une belle lettre ouverte trouvée sur le file de la pétition unitaire (post n°1325) :
Bel esprit que cette réforme ! Monter les profs entre eux, et stigmatiser encore davantage l'ensemble du corps enseignant, ces feignants bien payés qui ne dépendent d'aucun patrons et disposent en outre de congés nombreux.
Quelle situation avantageuse, en effet, que de n'avoir que 18h de cours pour les certifiés, 15h pour les agrégés, 8 à 10h pour les enseignants en classes préparatoires ! Quelle sinécure lorsque l'on sait qu'un cours d'une heure demande une à trois heures (minimum) de préparation, que chaque copie -sur une classe de 10 à 60 élèves comprise dans un ensemble de plusieurs classes- n'exige qu'un quart d'heure à deux heures (minimum) à corriger, soit un merveilleux total (minimum) de 48 à 58h et 42 minutes de travail par semaine (en estimant qu'en moyenne un certifié fait deux séries de devoirs par mois et un enseignant de classes préparatoires un peu plus d'une par mois). Cela devient proprement scandaleux une fois que l'on a rappelé que ni les bulletins, ni les réunions avec les parents, avec les autres enseignants, avec le personnel administratifs de l'établissement, que rien de tout cela, sans parler des colles pour les enseignants de classes préparatoires, n'a été décompté dans cette estimation hebdomadaire.
Pour bien se rendre compte de la place injustement privilégiée des enseignants dans notre société, souvenons-nous de la dévotion studieuse et respectueuse avec laquelle les élèves suivent leurs conseils et enseignements, de l'indulgence proprement oblative avec laquelle les parents considèrent leurs fautes et errements, de la compassion tout à fait exceptionnelle que la majorité de la population manifeste devant les obstacles qui se dressent sur leur chemin et devant leurs efforts pour conduire la jeunesse sur les prés verdoyants de la docte félicité ! Qui ne serait pas touché, en effet, de voir un jeune enfant de Zone Éclair appeler affectueusement, du haut de ses 2 ans et demie, sa maîtresse « putain » (1) ? Qui ne serait pas frappé devant l'abnégation de ces parents qui, ne pensant qu'à l'intérêt du professeur, défendent leur progéniture becs et ongles en assénant que « non, mon fils, le mien à moi, ne peut pas être le dernier de la classe », que « mon fils, le mien à moi, ne peut que travailler de toutes ses forces même lorsque je ne le vérifie pas », que par conséquent « mon fils, le mien à moi, ne peut qu'être innocent et son enseignant un véritable corrupteur et un bourreau qui tyrannise la jeunesse, un incapable à qui moi je peux et vais enseigner la véritable pédagogie » et que de ce fait « les agissements de ce despote dangereux et fourbe doivent être rapportés en haut-lieu, pour le bien commun » (2) ? Qui ne serait pas ébahi devant le soutien chaleureux et modeste, et charitable, et bienveillant que la société marque à l'égard du corps enseignant en lui manifestant à chaque instant toute la désapprobation et le mépris que lui inspirent sa fainéantise et son égoïsme ?
Ah ! Heureusement, Monsieur le Ministre, heureusement que vous êtes là pour remettre de l'ordre dans les affaires de cet auguste Titanic qu'est la vénérable Éducation Nationale.
Trêve d'amusements.
Allons, Monsieur le Président, allons Monsieur le Premier Ministre -voyez ces belles et déférentes majuscules-, ce n'est pas en vous acharnant sur ces pauvres professeurs que vous allez remplir notre tonneau des Danaïdes. Ce ne sont pas eux qui volent leur pitance au sein de Mère Finances. Ce ne sont pas ces économies de bout de chandelle, risibles au regard des milliards de la dette mais représentant une perte de 15 à 25 % de leur salaire pour nos chers professeurs (car c'est bien de cela qu'il s'agit quand vous souhaitez augmenter le temps de face-à-face avec les élèves), qui sortiront l'économie du fossé où vous l'avez jetée.
Non, cela est sûr. Ce qui est certain en revanche, c'est que ce tollé que vous avez soulevé va gentiment reporter les amertumes et les déceptions de la population sur le dos de la vieille École. Prenez garde toutefois, le mulet est un animal délicat : il ne dit rien, pas un mot, et au moment d'ajouter un nouveau poids, il se révulse tout à coup. Il meurt ou rue : dans un cas comme dans l'autre, vous voilà à terre.
Considérez donc, Messieurs les Très Hauts, que c'est bien plutôt au système qu'à ses représentants, qui, après tout, en bons fonctionnaires, ne font qu'exécuter vos ordres, qu'il faut s'attaquer. L'on a accusé les profs et élèves de prépa d'être des nantis. S'il est sans doute vrai que les fils et filles d'ouvriers ne sont pas la classe la plus représentée dans ce milieu, c'est moins du fait d'une sélection par classe sociale que de celui des dysfonctionnements de l’Éducation Nationale à ses échelons inférieurs, de la maternelle au secondaire, qui l'empêchent de fonctionner comme un réel ascenseur social. Rappelez-vous surtout que cette sous-représentation d'une partie de la population est bien plus importante dans le cas des Écoles de Commerce et des autres fabriques à élites qui exigent des familles un trousseau passablement fourni ; mieux : 30% des élèves acceptés en CPGE sont boursiers (3). C'est même la raison pour laquelle des étudiants étrangers (chinois par exemple) préfèrent la France au Royaume-Uni ou aux États-Unis : parce que c'est en classes préparatoires que l'excellence est la plus facile à assumer financièrement. Quant aux professeurs, ils sont réellement peu nombreux vis-à-vis de l'ensemble du personnel de l’Éducation Nationale, seulement 7000 (4). Mais leurs postes ne leur sont pas tombés tout cuits à la sortie de l’École des profs : certains sont même passés par les tristement célèbres collèges de ZEP (ou Zone-Éclair, la jungle fourmille de sigles).
Revenons un instant aux exemples de situation sur lesquelles nous avons ironisé plus tôt, et qui ont pu vous sembler éloignés de notre sujet, à savoir le statut des enseignants de classes préparatoires. Détrompez-vous : l'on ne saurait s'attaquer à un type de professeurs sans s'interroger sur tous, et ces situations (dont je vous prie de croire que le fond n'est nullement exagéré quoiqu'elles puissent en paraître) révèlent la diversité des métiers qui se cachent derrière ce terme générique, « les profs ». Assurément, le public de l'enseignant de maternelle est tout à fait différent de celui de l'enseignant en classes préparatoires : enfants à peine socialisés et parents inexpérimentés pour l'un, jeunes adultes aux parents effacés pour l'autre ; pourtant, tous deux se partagent l'étiquette de « professeur », l'un avec « des écoles », l'autre avec « agrégé ». Il ne s'agit pas à partir de ce constat de hiérarchiser la pénibilité de leurs professions, qui est aussi différente et réelle que leurs publics : fatigue physique des longues journées à faire la discipline ; fatigue physique des potentielles nuits blanches à préparer des cours d'un haut niveau intellectuel et à corriger de copieuses copies. Entre ces deux espèces, la diurne et la nocturne, la nature, qui a horreur du vide, a jugé bon de panacher ses activités : la primaire, le collège, le lycée, et sur chacune de ces branches des ramifications variées. Il existe même un étage supérieur, dont nous ne nous occuperons pas aujourd'hui, celui des universités.
Dans cet écosystème, tous ne sont pas à égalité : racines et tronc sont moins feuillus que les branches supérieures ; il existe même des feuillages tout à fait spécifiques à l'avant-dernier étage de notre frondaison, certaines greffes descendant pour les uns de la famille CAPES, pour les autres de la famille AGREG. Ces greffes ont une histoire : il fut un temps, en effet, où peu d'élèves se hissaient jusqu'à la branche lycéenne. Les professeurs devaient donc faire montre d'une maîtrise accrue de leur discipline. Mais ce n'est plus le cas à présent, et il est peut-être temps d'élaguer un peu pour vivifier la pousse. En effet, ce n'est plus tant entre le collège et le lycée que la fracture se fait, sans compter que la connaissance aiguë de sa matière n'est pas un gage de compétence pour la transmettre, pas plus qu'une condition suffisante concernant la capacité à faire la discipline de manière appropriée. Si vous voulez réformer le statut des professeurs, ce n'est pas avec de ces mesurettes propres à dresser les lymphocytes contre les hématies qu'il faut opérer le patient, lequel est, malheureusement, bien malade. C'est au système tout entier qu'il faut réfléchir, et, pour notre préoccupation du jour, à la fabrique des profs. Si le critère de la connaissance semble déterminant dans le cadre des études supérieures (déterminant, non forcément suffisant), il est bien mal adapté à la réalité du métier d'enseignant aujourd'hui. Combien de temps encore la théorie supplantera-t-elle la pratique ? Bien sûr que la prise en compte de cette dernière demande plus de fonds pour être mise en place (stages...), exige également plus d'efforts de réflexion de votre part, pourtant il ne fait nul doute qu'elle serait plus efficace. A ce titre, sans doute que la progression entre professeur dans le secondaire et professeur en classes préparatoires, est judicieuse : une fois qu'on s'est frotté au collège, au lycée, on sait comment fonctionne une classe, le métier nous pénètre. Le vieux singe a appris les grimaces. L'on se demande toutefois pourquoi les vieux singes, ceux qui peuvent le mieux conseiller les singes débutants, sont généralement absents des bosquets les plus difficiles.
A propos d'aberrations du système, parlons un peu de votre propre statut, oui, vous, Monsieur le Ministre de l’Éducation Nationale. Il est vrai que, contrairement à nombre de prédécesseurs, vous n'avez pas connu la classe uniquement en tant qu'élève (dans un temps reculé et sans doute pour part oublié) ou que rat de bureau : il est d'ailleurs tout à votre honneur que vous ne résumiez pas (du moins, pas en public), le métier de professeur en maternelle à « changer des couches » (5). Au vu de cette réforme, l'on pourrait toutefois croire le contraire, mais passons : n'est-il pas scandaleux que l'écrasante majorité de ces personnes qui prétendent juger de la difficulté du métier, répandre la bonne parole concernant la l'ortho-pédagogie, n'aient jamais endossé l'uniforme d'enseignant et restent engoncées dans une distance toute extérieure à la réalité de la profession ?
Deuxième point : la question de la hiérarchie prégnante entre les différents métiers de l'enseignement. Elle s'appuie en grande partie sur cette même croyance en la vertu absolue de la connaissance théorique, qui lui attribue une reconnaissance sociale plus grande (après tout, les maîtresses de maternelle n'ont qu'à changer des couches). Il y a de fait un gradient de la maternelle au supérieur dans l'exigence de la maîtrise des concepts : mais il est doublé par un gradient inverse de sociabilisation des élèves, tout aussi important, voire davantage puisque constituant les racines de notre arbre scolaire, et les fondements de la société. Ce regard méprisant n'a donc pas à être, et ce n'est pas à un nivellement par le bas -car c'est bien là la portée de votre réforme dans le cadre des rémunérations- qu'il faut recourir. Même en admettant que le salaire des enseignants de classes préparatoires est trop élevé (6), un abaissement de 15 à 25 %, tel que vous le proposez, est tout à fait exagéré. Et qu'en est-il des maîtres de conférence, et autres professeurs du supérieur ? A eux aussi vous comptez imposer une diète radicale ? Et puisque vous sentez poindre des instincts de pourfendeurs des rémunérations injustes, pourquoi ne pas s'attarder à celui des professeurs des écoles, qui semble au contraire sous-estimé ? Et pourquoi ne pas parler davantage des salaires des députés, dont un seul permettrait à deux familles de quatre personnes de vivre tout à fait confortablement, et qui n'est pas, lui, proportionnel au temps de présence à l'Assemblée Nationale (grâce au système du cumul des mandats, l'on pourrait même dire qu'il lui est inversement proportionnel) ? Je vous fais grâce de celui de nombres d'actionnaires et du vôtre. Mais je vous félicite pour votre cynisme : en effet, qui se souciera de ces derniers salaires, maintenant que tous vont pouvoir casser du sucre sur le dos de nos enseignants ?
Oui, quel merveilleux esprit que cette réformette.
Monsieur le Ministre, si vous pensez sincèrement que l'impact de cette réforme sera globalement positif, ou même simplement non négatif, vous serez tenu pour naïf. Si vous savez pertinemment qu'elle aura sur les finances de la République l'effet d'une dragée saveur framboise sur un épileptique tout en produisant une énième division du corps social, vous serez tenu pour vendu.
Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, si vous voulez réellement vous attaquer à ce qui, dans notre système, reproduit les élites et dilapide les richesses, vous vous êtes largement trompés de cible. Je crains malheureusement que vous n'ayez tous deux oublié les promesses de votre campagne d'il y a bientôt deux ans, pourtant déjà peu ambitieuse : c'est fort dommage, car vous confirmez l'électorat dans sa défiance (que je partage), des politiques-politiciens traditionnels. Nous savons bien dans quels autres bras il se jette : toutes mes félicitations.
Un dernier mot : souviens-toi du mulet.
Chers lecteurs, pour toute demande de précision, je suis prête à développer, expliquer et justifier chacun des termes qui ont pu vous sembler excessifs : vous avez mon nom, vous devriez pouvoir me joindre le cas échéant.
Je vous remercie de l'attention que vous avez prêtée à cette missive.
Cordialement,
Claire de Beuvron, étudiante en CPGE A/L au Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg.
(1) Citation exacte.
(2) Citations librement adaptées sur la base de situations réelles.
(3) Objectif fixé à partir de 2010 (cf www.upsti.fr/spip.php?article1119). Dans les faits, un peu plus d'un quart des étudiants sont boursiers (cf media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/60/4/note-information-12-02-CPGE_2011_213604.pdf).
(4) Cf une étude sur les statistiques du personnel enseignant dans le supérieur : storage.canalblog.com/58/94/192974/61296939.pdf (page 5).
(5) Merci M.Darcos pour cette définition qui restera gravée dans nos mémoires.
(6) Ce qui est loin d'être prouvé, cf le témoignage d'un enseignant dans le commentaire 1080 : http://www.petitions24.net/forum/72953/start/1075. De même, le salaire des enseignants français serait de 34,3 % plus faible que celui des Allemands, selon l'article de Wikipédia sur le Ministère de l’Éducation Nationale, qui se réfère à l'article « En France, les enseignants coûtent plus cher qu'en Allemagne... et sont moins bien payés » de Jakob Höber et de Caroline Popvici (publié sur atlantico.fr le 10 février 2012).