Jean-Christophe Bailly
Sur la situation actuelle de l’ENSNP
Le 8 Octobre 2012
L’Ecole Nationale Supérieure de la Nature et du Paysage est entrée dans une crise grave qui remet en cause son fonctionnement et son avenir. Bien qu’elle ait été à l’évidence aggravée par la récente décision du Conseil d’Administration du 27 septembre, cette crise d’une part existait à l’état larvé depuis de nombreux mois, d’autre part n’est pas explicable sans un long retour en arrière : puisque c’est aux fondements mêmes de l’Ecole qu’il est porté atteinte, il importe de revenir sur ceux-ci.
Créée par décret le 29 mars 1993, l’ENSNP a pu fonctionner dès la rentrée de l’année 1995-96, atteignant son plein régime dès lors que les cinq promotions correspondant aux cinq ans d’études purent être réunies, ce qui revient à dire aussi dès lors qu’elle fut apte à délivrer des diplômes, ce qui advint en juin 2000. Résultant d’une volonté d’Etat mais immédiatement accueillie par les collectivités territoriales (ville, département et région) et étant, comme telle, tout sauf un « fait du prince » comme on l’a outrageusement dit, l’Ecole fut d’abord installée dans des locaux provisoires (deux puis cinq Algecos) à proximité du Lycée technique Agricole. Elle s’est transportée ensuite, comme on sait, avec retard, sur le site initialement prévu des anciennes chocolateries Poulain, à la rentrée de l’année 2007-08.
Élaborée à une époque où les métiers du paysage, moins connus qu’aujourd’hui, étaient dans une phase pleinement ascendante, la création de l’ENSNP est venue répondre à une attente et s’est édifiée au cours des ans, en se définissant peu à peu et de plus en plus, affirmant sa singularité parmi les autres écoles et au sein de l’éventail étendu des études supérieures. Ceci au prix de longues et parfois vives discussions internes, et aussi au prix de tensions, parfois vives elles aussi, avec l’environnement universitaire local, tout le monde ne voyant pas forcément d’un bon oeil le surgissement et le succès grandissant d’une petite unité d’enseignement supérieure autonome et originale, n’ayant de comptes à rendre qu’à elle-même et à ses tutelles.
Ce que l’on peut dire, c’est que l’Ecole non seulement a tenu bon, mais aussi,du fait même des obstacles qu’elle avait à surmonter (parmi lesquels il faut compter les retards sans cesse accumulés du chantier de la Chocolaterie), qu’elle est devenue un être collectif vivant et reconnaissable – et aussi, il faut l’ajouter, reconnu.
C’est dans le cadre de cette évolution ou de ce devenir soi-même que l’Ecole en est venue, sous l’impulsion de son directeur, à s’orienter en direction de l’ingénierie et à négocier avec la CTI la capacité à décerner à ses diplômés le titre d’ingénieur. Engagée par des contacts pris dès 1994 (soit avant même la mise en route effective de l’Ecole), cette possibilité est devenue effective à partir de la promotion 2004 et a fait l’objet de nombreuses réadaptations : en effet il a fallu réduire le hiatus qu’il pouvait y avoir entre les réquisits de la CTI et le style de formation de l’Ecole. Tantôt un peu “bras de fer” tantôt très cordiale, cette explication avec la CTI, qui se prolongeait encore et qui était appelée à durer, a été en tout cas extrêmement formatrice et appartient en plein à l’identité de l’Ecole. (Je le dis d’autant plus volontiers que j’ai été parmi les plus rétifs à certains aspects des recommandations de la CTI).
Le fait de la voir brusquement interrompue (du fait du passage à un autre régime de formation) porte naturellement un coup à la base même de l’Ecole. En effet, la défnition et l’approche de ce qu’un ingénieur-paysagiste pouvait être constituaient l’horizon d’attente de l’Ecole et s’il y avait une diffculté à l’imposer à la CTI, du moins cela créait-il une tension bénéfque, et ceci sans compter que, sur un autre plan, l’obtention du titre d’ingénieur avait commencé très vite à fonctionner comme un acquis et un attracteur.
Mais ce que la décision du C.A du 27 septembre remet en cause, ce n’est pas seulement l’obtention de ce titre, c’est toute la problématique à partir de laquelle sa nécessité avait été envisagée, ce sont, en d’autres termes, les fondements mêmes de l’identité de l’ENSNP, a savoir le contenu de ses enseignements et de ses pratiques.
L’idée initiale, et qui a fonctionné et est devenue vraie, et qui doit tant à l’acharnement patient de Jean-François de Boiscuillé, directeur de l’Ecole de sa fondation à mars 2010, c’était en effet celle d’une formation de grande amplitude, susceptible de donner aux étudiants, graduellement, une approche entière et plénière du paysage. D’emblée il était clair que le programme d’enseignement ainsi voulu, alliant la sensibilité artistique et la formation intellectuelle (historique et scientifque) aux connaissance techniques, ne pouvait pas être intégralement réalisé : mais cette tension entre l’ingénieur et l’artiste, maintenue, renforcée, illustrée, aura été extrêmement fertile. De la lecture à la conception, le paysage se déployait dans son entier, et c’est dans ce creuset même qu’a pu éclore la notion, à parfaire sans doute, d’ingénieur-paysagiste.
Pourquoi cela est-il remis en cause par la décision du C.A. de faire passer l’Ecole au régime d’un Diplôme d’Etat commun à toutes les écoles de paysage ?
Avant tout parce que c’est sur cinq ans que le cycle des études de l’Ecole fonctionnait et que, pour ce que l’on en sait (et l’on n’en sait pas beaucoup !) la nouvelle orientation repose sur une cassure nette entre un premier cycle général de deux ans et un second cycle axé sur la dimension projectuelle. Ce qui revient, si l’on excepte l’année du diplôme, à diviser par deux (deux ans au lieu de quatre) le temps réel de formation des étudiants. Il n’est pas question de dire que les deux années de premier cycle seraient vides de tout contenu, mais il n’est pas diffcile de voir que leur unifcation, modélisée de façon technocratique, irait entièrement à l’encontre de la logique d’enclenchements et de progressivité qui est celle de l’Ecole.
En effet, et c’est avant tout à cela que tiennent la cohérence et la qualité du cycle complet des études tel qu’il a été mené jusqu’à aujourd’hui, c’est dès le premier jour de la première année que s’enclenche le processus qui conduira jusqu’au diplôme. De la sorte la réalité du projet se dégage peu à peu au sein du collectif de matières qui l’encadrent, de la sorte les étudiants, en entrant d’emblée dans la matière du paysage parviennent à en produire une lecture enrichie, de la sorte également l’interaction entre les années aboutit à une vie d’école pleinement déployée.
La réduction de deux ans de ce “temps d’école” aurait, on s’en doute, les pires conséquences, et contribuerait notamment à donner à la dimension projectuelle un aspect abrupt de nature à encourager les solutions copiées/collées et le recours à un vocabulaire appauvri au style de catalogue. Mais ce qui est le plus inquiétant, c’est qu’à l’heure actuelle, ni le contenu des deux années préparatoires ni l’orientation claire du D.E. lui-même ne sont défnis. Il est par exemple impossible de savoir si le découpage actuel des matières (résultat d’une longue exploration) et le mode de recrutement professoral qu’il induit pourront être maintenus. De même il est impossible de défnir les modes d’admission des étudiants qui voudront s’inscrire, ce
qui a d’ores et déjà des conséquences, rien ne pouvant être dit aux candidats qui cherchent à se renseigner.
La décision du C.A. du 27 septembre est lourde et néfaste, et il est même incompréhensible qu’elle ait pu être prise de façon aussi brusque, sans qu’une période de transition et d’aménagement ait même été envisagée.
Faut-il le rappeler ? Cette décision, qui refète en effet la (faible) majorité interne du C.A, a été prise malgré l’opposition déclarée d’une grande partie du corps enseignant et du personnel administratif, et malgré celle des étudiants (113 sur 151)et des diplômés (195 sur 295) qu’il faut louer d’avoir ainsi fait montre d’un tel attachement à l’Ecole. Ne pas tenir compte des opinions ou des sensibilités et tenir leur expression pour lettre morte est certes une habitude prise par la nouvelle direction, mais l’on aurait pu penser qu’elle ne contaminerait pas le C.A. Il n’en est rien et nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation absurde et confictuelle
qui aurait pu être facilement évitée.
Lorsque je suis entré dans cette école, à la rentrée 1997, je ne pensais pas forcément y rester et, au demeurant, le statut de professeur associé, reconduit tous les trois ans, semblait pouvoir aller de pair avec un simple passage un peu prolongé.
Mais ce qui est arrivé, c’est que je n’ai plus quitté l’école, tant j’ai été heureux de son mode de fonctionnement, de ses orientations, de son climat. Et c’est du coeur de cette empathie que j’ai accepté de m’occuper de sa publication annuelle, les Cahiers de l’Ecole de Blois, dont se prépare le n° 11, et qui font partie, n’en déplaise à certains, de ce qui assure la renommée de l’ENSNP, non comme une vitrine, mais comme une antenne ou tête chercheuse. Le fait que chaque numéro puisse être conçu et orienté à partir des travaux mêmes des étudiants résume à lui seul les possibles dont cette école est porteuse.
C’est à ce titre, comme professeur ayant accompagné le devenir de l’Ecole presque depuis le commencement et comme animateur des Cahiers, et fort de tant de bons souvenirs, que j’ai rédigé ce texte, désirant faire le point et partager cette récapitulation avec tous ceux que l’avenir de l’Ecole intéresse ou passionne.
Quel sera cet avenir ?
Nul ne le sait, mais j’espère que TOUT sera fait pour qu’un outil aussi précieux et aussi utile que l’ENSNP ne soit pas détruit et remplacé par une instance formatée propre à entretenir et à propager une conception retreinte du métier de concepteur-paysagiste. Là est véritablement l’enjeu.
Ce texte, par lequel j’ai voulu récapituler une histoire que certains éprouvent le besoin de nier, je l’ai écrit jusque avant que ne tombe la nouvelle de la réunion du 31 0ctobre au cours de laquelle on nous promet de nous dire ce qui nous attend. Je le verse au dossier de la discussion démocratique qui n’a pas pu avoir lieu.
A Paris le 5 Octobre 2012
Jean-Christophe Bailly